HENRI MICHAUX, et ses occupations

Mes occupations

Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre. D'autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J'aime mieux battre.
Il y a des gens qui s'assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l'agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au porte-manteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le redécroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffe.
Je le salis, je l'inonde.
Il revit.
Je le rince, je l'étire (je commence à m'énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l'introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : " Mettez-moi donc un verre plus propre. "

Mais je me sens mal, je règle promptement l'addition et je m'en vais.

Henri Michaux ("La nuit remue")

Henri Michaux est né à Namur (Belgique) en 1899 et mort à Paris en 1984. Il a acquis en 1955 la nationalité française.

Il découvre Lautréamont (Les chants de Maldoror), dont on retrouve l'empreinte dans son œuvre écrite poétique, à la marge du surréalisme.
Il écrit des carnets de voyages (Écuador), d'autres récits, ceux-là imaginaires, de voyages en Asie entre-autres, et des récits de ses expériences avec les drogues ...
Son oeuvre picturale (exemple ci-dessous) est importante aussi. Il peint à l'aquarelle, au crayon, à la gouache ou à l'encre.




Mes Propriétés rassemble, dans La Nuit remue, éd Gallimard, les textes pour lesquels j'ai un faible, et je ne suis pas le seul.

Adresse au lecteur :
"Ne me laissez pas pour mort, parce que les journaux auront annoncé que je n'y suis plus. Je me ferai plus humble que je ne suis maintenant. Il le faudra bien. Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui vas me lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres. Choisis-moi parmi eux, pour ma grande anxiété et mon grand désir. Parle-moi alors, je t'en prie, j'y compte".

Henri Michaux (dans "Écuador")

peinture d'Henri Michaux (image empruntée)

 
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Ma Vie

Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules.
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
À cause de ce manque, j'aspire à tant.
À tant de choses, à presque l'infini ...
À cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes.

Henri Michaux ("La Nuit Remue")

Petit

Quand vous me verrez,
Allez,
Ce n’est pas moi.
Dans les grains de sable,
Dans les grains des grains,
Dans la farine invisible de l’air,
Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang,
C’est là que je vis.
Oh! Je n’ai pas à me vanter : Petit! petit !
Et si l’on me tenait,
On ferait de moi ce qu’on voudrait.

Henri Michaux ("La nuit remue") -

Henri Michaux, encre de chine

Emportez-moi

Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.

Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.

Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Sur les tapis des paumes et leurs sourires,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.

Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.

Henri Michaux ("La nuit remue")

Dans la nuit

Dans la nuit

Dans la nuit

Je me suis uni à la nuit

À la nuit sans limites

À la nuit

Mienne, belle, mienne

Nuit

Nuit de naissance

Qui m’emplit de mon cri

De mes épis.

Toi qui m’envahis

Qui fais houle

Qui fais houle tout autour

Et fume, es fort dense

Et mugis

Es la nuit.

Nuit qui gît, nuit implacable.

Et sa fanfare, et sa plage

Sa plage en haut, sa plage partout,

Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui

Sous lui, sous plus ténu qu’un fil

Sous la nuit

La Nuit.

Henri Michaux

Plume au plafond

Dans un stupide moment de distraction, Plume marcha les pieds au plafond, au lieu de les garder à terre.

Hélas, quand il s’en est aperçu, il était trop tard.

Déjà paralysé par le sang aussitôt amassé, entassé dans sa tête, comme le fer dans un marteau, il ne savait plus quoi. Il était perdu. Avec épouvante, il voyait le lointain plancher, le fauteuil autrefois si accueillant, la pièce entière, étonnant abîme.

Malheur ! Malheur toujours attaché au même… tandis que tant d’autres dans le monde entier continuaient à marcher tranquillement à terre, qui sûrement ne valaient pas beaucoup plus cher que lui.

Si encore il avait pu entrer dans le plafond, y terminer en paix, quoique rapidement, sa triste vie… Mais les plafonds sont durs, et ne peuvent que vous « renvoyer », c’est le mot.

Pas de choix dans le malheur, on vous offre ce qui reste. Comme désespérément, il s’obstinait, taupe de plafond, une délégation du Bren Club partie à sa recherche, le trouva en levant la tête.

On le descendit alors, sans mot dire, par le moyen d’une échelle dressée.

On était gêné. On s’excusait auprès de lui. On accusait à tout hasard un organisateur absent. On flattait l’orgueil de Plume qui n’avait pas perdu courage, alors que tant d’autres, démoralisés, se fussent jetés dans le vide, et se fussent cassé bras et jambes et, davantage, car les plafonds dans ce pays sont hauts, datant presque tous de l’époque de la conquête espagnole.

Plume, sans répondre, se brossait les manches avec embarras.

Henri Michaux, («Plume», Gallimard)

Plume voyage

Plume ne peut pas dire qu'on ait excessivement d'égards pour lui en voyage. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s'essuient tranquillement les mains à son veston. Il a fini par s'habituer. Il aime mieux voyager avec modestie. Tant que ce sera possible il le fera.

Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assiette, une grosse racine : "allons, mangez. Qu'est-ce que vous attendez ?"

"Oh, bien, tout de suite, voilà." Il ne veut pas s'attirer des histoires inutilement.

Et si, la nuit, on lui refuse un lit : "Quoi ! Vous n'êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c'est le moment de la journée où l'on marche le plus facilement."

"Bien, bien, oui, certainement. C'était pour rire, naturellement. Oh oui, par… plaisanterie."

Et il repart dans la nuit obscure.

Et si on le jette hors du train : "Ah ! Alors vous pensez qu'on a chauffé depuis trois heures cette locomotive et attelé huit voitures pour transporter un jeune homme de votre âge, en parfaite santé, qui peut parfaitement être utile ici, qui n'a nul besoin de s'en aller là-bas, et que c'est pour ça qu'on aurait creusé des tunnels, fait sauter des tonnes de rochers à la dynamite et posé des centaines de kilomètres de rails par tous les temps, sans compter qu'il faut encore surveiller la ligne continuellement par crainte des sabotages, et tout cela pour…"

"Bien, bien. Je comprends parfaitement. J'étais monté, oh, pour jeter un coup d'œil ! Maintenant, c'est tout. Simple curiosité, n'est-ce pas. Et merci mille fois." Et il s'en retourne sur les chemins avec ses bagages.

Et si à Rome, il demande à voir le Colisée : "Ah non. Ecoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis Monsieur voudra le toucher, s'appuyer dessus, ou s'y asseoir…C'est comme ça qu'il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l'avenir, non, c'est fini, n'est-ce pas."

Bien ! Bien ! C'était…Je voulais seulement vous demander une carte postale, une photo, peut-être…si des fois…" Et il quitte la ville sans avoir rien vu.(…) Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux malheureux qui ne peuvent pas voyager du tout, tandis que lui, il voyage, il voyage continuellement.

Henri Michaux, («Plume», Gallimard)

Les travaux de Sisyphe

La nuit est un grand espace cubique. Résistant. Extrêmement résistant. Entassement de murs et en tous sens, qui vous limitent, qui veulent vous limiter. Ce qu'il ne faut pas accepter. Moi, je n'en sors pas. Que d'obstacles pourtant j'ai déjà renversés. Que de murs bousculés.  Mais il en reste. Oh ! pour ça, il en reste.

En ce moment je fais surtout la guerre des plafonds.

Les voûtes dures qui se forment au-dessus de moi, car il s'en présente, je les martèle, je les pilonne, je les fais sauter, éclater, crever, il s'en trouve toujours d'autres par-derrière.

De mon énorme marteau jamais fatigué, je leur assène des coups à assommer un mammouth s'il s'en trouvait encore un... et là.

Mais il ne s'y rencontre que voûtes, voûtes têtues, cependant qu'il faut qu'elles se brisent et s'abattent.

Il s'agit ensuite de désencombrer ce lieu conquis des débris qui masquent ce qui vient au-delà, que je ne devine d'ailleurs que trop, car il m'est évident qu'il y a encore une voûte plus loin, plus haut, qu'il faudra abattre aussi.

Ce qui est dur sous moi, ne me gêne pas moins, obstacle que je ne puis, que je ne dois supporter, matière du même immense bloc détesté où j'ai été mis à vivre.

À coups de pic, je l'éventre, puis j'éventre le suivant.

De cave en cave, je descends toujours, crevant les voûtes, arrachant les étais.

Je descends imperturbable, infatigué par la découverte de caves sans fin dont il y a un nombre que depuis longtemps j'ai cessé de compter, je creuse, je creuse toujours jusqu'à ce que, un travail immense fait, je sois obligé de remonter pour me rendre compte de la direction suivie, car on finit par creuser en colimaçon.

Mais arrivé là-haut, je suis pressé de redescendre, appelé par l'immensité des réduits à défoncer qui m'attendent.

Je descends sans faire attention à rien, en enjambées de géant, je descends des marches comme celles des siècles — et enfin, au-delà des marches, je me précipite dans le gouffre de mes fouilles, plus vite, plus vite, plus désordonné-ment, jusqu'à buter sur l'obstacle final, momentanément final, et je me remets à déblayer avec une fureur nouvelle, à déblayer, à déblayer, creusant dans la masse des murs qui n'en finissent pas et qui m'empêchent de partir du bon pied.

Mais la situation un jour, se présentera différente, peut-être.

Henri Michaux («La vie dans les plis», chapitre Apparitions -  Gallimard)

L’oiseau qui s‘efface

Celui-là, c'est dans le jour qu'il apparaît, dans le jour le plus blanc. Oiseau.

Il bat de l'aile, il s'envole. Il bat de l'aile, il s'efface.

Il bat de l'aile, il réapparaît.

Il se pose. Et puis il n'est plus. D'un battement il s'est effacé dans l'espace blanc.

Tel est mon oiseau familier, l'oiseau qui vient peupler le ciel de ma petite cour. Peupler ?

On voit comment ...

Mais je demeure sur place, le contemplant, fasciné par son apparition, fasciné par sa disparition.

Henri Michaux («La vie dans les plis», chapitre Apparitions -  Gallimard)

La Parpue

La Parpue est un animal cravaté de lourds fanons, les yeux semblent mous et de la couleur de l'asperge cuite, striés de sang, mais davantage sur les bords.

La pupille n'est pas nue. C'est un réseau de canaux noirs qui se disposent assez généralement en trois régions, trois triangles.

La pupille de cet animal varie pour chaque personne qui l'observe et devant toute nouvelle circonstance. Mais contrairement aux félins, la lumière est ce qui lui importe le moins … ce sont ses impressions plutôt qui changent ses yeux et ceux-ci sont larges comme la main.

Les hommes Banto passent, selon Astrose, contemporain d'Euclide et le seul homme de ce temps qui ait voyagé, pour avoir apprivoisé la parpue. Les Banto prétendaient que le e et le i se trouvant dans la langue de tous les peuples connus alors étaient une preuve de la faiblesse de ces peuples.

Mais eux-mêmes ayant épousé des femmes Iroi perdirent leurs vertus guerrières et leur idiome singulier.

La parpue est douce. Ils l'ont travaillée, exercée. Certaines parpues peuvent pendant des heures ainsi modifier leurs yeux. On ne se fatigue pas de les contempler, " des étangs qui vivraient ", dit Astrose. Ce sont de grandes actrices. Après une séance d'une heure, elles se mettent à trembler, on les enroule dans la laine, car sous leurs longs poils, la transpiration s'est faite grosse et c'est dangereux pour elles.

Henri Michaux ("La Nuit Remue")

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d’autres textes et dessins d’Henri Michaux à cette page du Printemps des Poètes 2014 (textes pour le collège et le lycée, page 4)