Printemps des Poètes 2015 - L’insurrection poétique - première page
auteurs de A à G - Collège, Lycée en français
Printemps des Poètes 2015 - L’insurrection poétique - première page
auteurs de A à G - Collège, Lycée en français
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Les POÈMES DE DÉPORTATION sont ICI <<
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
TEXTE ANONYME
anonyme
Ce poème a été diffusé (tracts, affichettes) par des Résistants en 1940. Il joue sur la phonétique des consonnes de fin de vers.
Nouvel Alphabet Français
La Nation ABC
La Gloire FAC
Les places fortes OQP
Les provinces CD
Le Peuple EBT
Les lois LUD
La justice FMR
Le prix des denrées LV
Le Ruine HEV
La Honte VQ
Mais l'Espoir RST
cité dans "Les Voix de la Résistance" (François Marcot, Éditions Cêtre, 1989)
et dans le recueil anthologique "Au nom de la Liberté - Poèmes de la Résistance", (Étonnants Classiques, Flammarion, 2000)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
AUTEURS - ordre alphabétique
Théodore Agrippa d’Aubigné
Prière du matin
Le Soleil couronné de rayons et de flammes
Redore nostre aube à son tour :
Ô sainct Soleil des Saincts, Soleil du sainct amour,
Perce de flesches d’or les tenebres des ames
En y rallumant le beau jour.
Le Soleil radieux jamais ne se courrouce,
Quelque fois il cache ses yeux :
C’est quand la terre exhalle en amas odieux
Un voile de vapeurs qu’au devant elle pousse,
En se troublant, et non les Cieux.
Jesus est toujours clair, mais lors son beau visage
Nous cache ses rayons si doux,
Quand nos pechez fumans entre le Ciel et nous,
De vices redoublez enlevent un nuage
Qui noircit le Ciel de courroux.
Enfin ce noir rempart se dissout et s’esgare
Par la force du grand flambeau.
Fuyez, pechez, fuyez : le Soleil clair et beau
Vostre amas vicieux et dissipe et separe,
Pour nous oster nostre bandeau.
Nous ressusciterons des sepulchres funebres,
Comme le jour de la nuict sort.
Si la premiere mort de la vie est le port,
Le beau jour est la fin des espaisses tenebres,
Et la vie est fin de la mort.
Théodore Agrippa d’Aubigné
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Pierre Albert-Birot
Pierre Albert-Birot (1876-1967), est un écrivain, poète, metteur en scène et dramaturge de théâtre. Sculpteur aussi avec "La veuve", oeuvre monumentale commandée par l'état.
Il a côtoyé, dans la revue SIC (Sons, Idées, Couleurs et Formes) dont il est le fondateur, Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Max Jacob, Pierre Reverdy, Philippe Soupault, Tristan Tzara ...
Proche des surréalistes, sans vraiment appartenir à ce mouvement, il joue avec les mots, les sons et les graphies.
"Que vas-tu peindre, ami ?
- L'invisible.
- Que vas-tu dire, ami ?
- L'indicible, Monsieur,
car mes yeux sont dans ma tête".
N'ayez pas peur, c'est un poète.
Pierre Albert-Birot
Grabinoulor est (ou a été) joué en spectacle théâtral ou proposé en lecture publique. On trouve un poème "à crier et à danser", du même auteur, qui clôt le spectacle,
présenté ici : http://theatre.cinemaniacs.be
Poème à crier et à danser
êêêê èèè éé
a ouou a ouou êê
(1) Bing - - - - - - - - - bing - - - - - - - -
(1) brrrrrrr - - - - brrrrrrrr tzinnn
(1) ô - - - - ô - - - - ôôô
a iii a iii a iii i i i
âo âo âo âo âo âo tzinnn
âo âo âo âo âo âo tzinnn
rrrrrrrrr rrrrrrrrr
rrrrrrrr
(2) ououououououououououou
(3) uuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu
i
notes de l'auteur : (1) prolonger le son - (2) mettre la main en soupape sur la bouche - (3) mettre la main en porte-voix
Pierre Albert-Birot ("Poème à crier et à danser" - chant 3 - ces poèmes sont parus en 1917 dans la revue SIC).
_ _ _ _ _ _ _
un autre texte dans le thème élargi de «l’insurrection poétique» :
Soyez bons
Soyez bons pour les passéistes
Ils sont si doux ces innocents
Quand ils nous traitent de fumistes
Avec des airs si bien pensants
S’ils sont parfois d’humeur béchante*
Soyez bons et indulgents
Elle est plus bête que méchante
La bêche de ces pauvres gens
Ils sont déjà bien trop à plaindre
D’avoir pareille infirmité
Qu’ils n’aient au moins plus rien à craindre
De notre supériorité
Soyez bons pour les passéistes
Donnez un sourire en passant
Quand ils vous traitent de fumistes
Ils sont si doux ces innocents
* c'est le mot
Pierre Albert-Birot ("La Lune ou le Livre des poèmes",1926 - réédité avec présentation et notes d’Arlette Albert-Birot aux éditions Rougerie, 1992)
Pierre Albert-Birot (poèmes-pancarte dans "La Lune ou le Livre des poèmes" - éditions Burdy, 1924) Ce recueil a été réédité aux éditions Rougerie, 1992 dans la trilogie intitulée "La Triloterie", volume 2 : "Poésie II, 1916-1924)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Marc Alyn
Marc Alyn est né en 1937. Il est romancier (Le Déplacement, 1964) et poète (une vingtaine de recueils, dont Le Temps des autres, prix Max Jacob 1957 ; Les Alphabets de Feu, Grand Prix de Poésie de l'Académie Française, 1994).
Il est aussi critique d'art, essayiste (Le Piéton de Venise, "roman contemporain", prix Henri-de-Régnier 2005 de l'Académie française) et auteur d'un "opéra-verbe" (Le Grand Labyrinthe, 1971).
"Je crois en l'homme simplement
pour sa résistance à la nuit ..."
Bulletin de santé (extrait)
(...)
Ma tour d’ivoire c’est la rue
où se pressent des inconnus
guidés chacun par leur misère
chacun la sienne pas de jaloux !
Je ne suis pas un alchimiste
Je ne transforme rien en rien
simplement je suis mon chemin
semant des graines dans les ruines
Toutes ces pierres sous mes pas
me sont précieuses et nécessaires
je suis riche de cette terre
qu’un jour de pluie on me donna
Je n'ai pas besoin des nuages
pour alimenter ma chanson !
Mon cœur est plein de ciel
mon regard de chants d'oiseaux
Je crois en l'homme simplement
pour sa résistance à la nuit
(...)
Marc Alyn ("Liberté de voir" - éditions Terre de Feu - et dans 'Poèmes à dire" choisis par Daniel Gélin - Seghers, 1974)
_ _ _ _ _ _ _
Le regard de Marc Alyn sur le siècle et les hommes :
Deux mille et des poussières
je raye un millénaire sur le calendrier.
- Comment trouvez-vous cette vie ? - Palpitante !
- Et ce siècle ? - Passable.
L'éternité ne fait pas son âge, ce matin
Et moi, poète confidentiel d'une langue partout étrangère,
Je vous dis que les rues regorgent d'êtres qui n'ont jamais vécu
Et prennent néanmoins la mort en marche ainsi qu'un autobus
Pour des odyssées sans issue vers d'abstraites Sibéries ou de scabreuses Babylones.
Ceux qui n'existèrent qu'à reculons, nourris d'absence et d'avenir posthume
Savent combien il est dangereux de lancer des prières aux dieux
Ou de glisser son âme entre les grilles à portée de leurs griffes.
Serons-nous remboursés à la fin du spectacle ?
Vagabond de l'entre-deux-mondes, je guette les oiseaux qui saccagent le ciel.
L'automne a mis partout des fruits qui te ressemblent.
Marc Alyn ("dans la revue Poésie-Première n° 15)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
3. Louis Aragon (1897-1982)
Louis Aragon appartient au surréalisme, dont il est un des fondateurs, avec André Breton et Philippe Soupault.
Il adhère au Parti communiste et s'engage dans la Résistance contre le nazisme pendant la Seconde guerre mondiale.
Son amour pour Elsa Triolet, romancière (1896-1970), traverse et illumine son oeuvre poétique. Un des recueils d'Aragon s'intitule Le Fou d'Elsa (1963). On peut citer d'autres recueils : Cantique à Elsa (1942) - Les Yeux d'Elsa (1942) - Elsa (1959) - Il ne m'est Paris que d'Elsa (1964)...
Aragon est aussi écrivain romancier (Le Paysan de Paris - Les beaux quartiers - Les Communistes, Les Voyageurs de l'Impériale ...)
On trouvera à cette adresse le contexte historique du poème qui suit : http://perso.orange.fr/d-d.natanson/resistance_juive.htm
L'affiche rouge
(initialement titré Strophes pour se souvenir)
Vous n'aviez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants.
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses,
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui va demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient La France en s'abattant
Louis Aragon ("Le Roman Inachevé" - Gallimard, 1955)
texte mis en musique et chanté par Léo Ferré
_ _ _ _ _ _ _
Publié en 1946, c'est dans le recueil "La Diane française", poésies écrites pendant la guerre, textes de Résistance, qu’on trouve le poème qui suit.
Il est dédié à Guy Môquet, Gabriel Péri, Honoré d'Estienne d'Orves et Gilbert Dru, qui ont payé de leur vie, qu'ils soient croyants ou non-croyants, leur engagement de Résistants.
La Rose et le Réséda
A Gabriel Péri et d'Estienne d'Orves
comme à Guy Môquet et Gilbert Dru
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
Louis Aragon ("La Diane Française", Seghers)
_ _ _ _ _ _ _
Un jour un jour
Tout ce que l'homme fut de grand et de sublime
Sa protestation ses chants et ses héros
Au dessus de ce corps et contre ses bourreaux
A Grenade aujourd'hui surgit devant le crime
Et cette bouche absente et Lorca qui s'est tu
Emplissant tout à coup l'univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu'on tue
Un jour pourtant un jour viendra couleur d'orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d'épaule nue où les gens s'aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche
Ah je désespérais de mes frères sauvages
Je voyais je voyais l'avenir à genoux
La Bête triomphante et la pierre sur nous
Et le feu des soldats porté sur nos rivages
Quoi toujours ce serait par atroce marché
Un partage incessant que se font de la terre
Entre eux ces assassins que craignent les panthères
Et dont tremble un poignard quand leur main l'a touché
Un jour pourtant un jour viendra couleur d'orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d'épaule nue où les gens s'aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche
Quoi toujours ce serait la guerre la querelle
Des manières de rois et des fronts prosternés
Et l'enfant de la femme inutilement né
Les blés déchiquetés toujours des sauterelles
Quoi les bagnes toujours et la chair sous la roue
Le massacre toujours justifié d'idoles
Aux cadavres jeté ce manteau de paroles
Le bâillon pour la bouche et pour la main le clou
Un jour pourtant un jour viendra couleur d'orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d'épaule nue où les gens s'aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche
Louis Aragon (extrait de "Fable du navigateur et du poète", chapitre "La grotte" dans le recueil "Le fou d'Elsa" - Seghers 1963)
_ _ _ _ _ _ _
un texte pour Robert Desnos (voir plus loin le paragraphe DESNOS)
_ _ _ _ _ _ _
Complainte de Robert le Diable
... "Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
Je pense à toi Desnos et je revois tes yeux
Qu’explique seulement l’avenir qu’ils reflètent
Sans cela d’où pourrait leur venir ô poète
Ce bleu qu’ils ont en eux et qui dément les cieux" ...
Louis Aragon ("Complainte de Robert le Diable" dans "Il ne m'est Paris que d'Elsa" - Seghers 1975).
_ _ _ _ _ _ _
Ballade de celui qui chanta dans les supplices
Et s'il était à refaire
Je referais ce chemin
Une voix monte des fers
Et parle des lendemains
On dit que dans sa cellule
Deux hommes cette nuit-là
Lui murmuraient "Capitule
De cette vie es-tu las
Tu peux vivre tu peux vivre
Tu peux vivre comme nous
Dis le mot qui te délivre
Et tu peux vivre à genoux"
Et s'il était à refaire
Je referais ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle pour les lendemains
Rien qu'un mot la porte cède
S'ouvre et tu sors Rien qu'un mot
Le bourreau se dépossède
Sésame Finis tes maux
Rien qu'un mot rien qu'un mensonge
Pour transformer ton destin
Songe songe songe songe
A la douceur des matins
Et si c'était à refaire
Je referais ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle aux hommes de demain
J'ai tout dit ce qu'on peut dire
L'exemple du Roi Henri
Un cheval pour mon empire
Une messe pour Paris
Rien à faire Alors qu'ils partent
Sur lui retombe son sang
C'était son unique carte
Périsse cet innocent
Et si c'était à refaire
Referait-il ce chemin
La voix qui monte des fers
Dit je le ferai demain
Je meurs et France demeure
Mon amour et mon refus
O mes amis si je meurs
Vous saurez pour quoi ce fut
Ils sont venus pour le prendre
Ils parlent en allemand
L'un traduit Veux-tu te rendre
Il répète calmement
Et si c'était à refaire
Je referais ce chemin
Sous vos coups chargés de fers
Que chantent les lendemains
Il chantait lui sous les balles
Des mots sanglant est levé
D'une seconde rafale
Il a fallu l'achever
Une autre chanson française
A ses lèvres est montée
Finissant la Marseillaise
Pour toute l'humanité
On le trouve parfois ponctué pour une lecture-apprentissage en classe, mais ce poème est sans ponctuation dans son texte original
Louis Aragon ("La Diane française" - Seghers, 1944 pour le première édition).
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Antonin Artaud (1896-1948)
Antonin Artaud est un théoricien du théâtre, un acteur, écrivain, essayiste, dessinateur et poète français.
Inventeur du concept de « théâtre de la cruauté » dans Le Théâtre et son double, Artaud aura tenté de transformer de fond en comble la littérature, le théâtre et le cinéma. Par la poésie, la mise en scène, la drogue, les pèlerinages, le dessin et la radio, chacune de ces activités a été un outil entre ses mains, « un moyen pour atteindre un peu de la réalité qui le fuit »1. Il combattra par de constantes injections de médications les maux de tête chroniques qui le taraudent depuis son adolescence. Cette omniprésence de la douleur influera sur ses relations comme sur sa création. Il sera interné en asile pendant près de neuf ans, subissant de fréquentes séries d'électrochocs. (extrait de la source http://fr.wikipedia.org/wiki/Antonin_Artaud )
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Pour comprendre Artaud, on peut lire l'ouvrage de Kenneth White : Le Monde d’Antonin Artaud (Bruxelles, Éditions Complexe, 1989).
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
"Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel." (Antonin Artaud)
C’est moi moi
Antonin Artaud qui fais les choses
et je suis
irréductible
Il n’y a pas d’être
pas de pensée
pas d’esprit
pas de conscience
pas de science
pas d’intelligence
Il y a un corps
le mien
il est absolu
intègre
jusqu’à la folie
Je suis un homme et un corps toujours
le même, en pleine genèse, en pleine
activité et une activité qui n’est
pas celle d’une champignonnière
j’abandonne tout, je renonce
à tout
sauf à mon corps
dont je ferai tout pour
qu’il ne soit pas envahi
par les ténèbres du néant
qui ne sont pas des ténèbres
et pas du tout du néant mais
qui sont des bouches, des
nez gloutons prêts à vous
manger vivants
avec un organisme tout pré-
paré, des papilles spéciales
situées sous la langue
Antonin Artaud
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Révolte contre la poésie
Nous n’avons jamais écrit qu’avec la mise en incarnation de l’âme, mais elle était déjà faite, et pas par nous-mêmes, quand nous sommes entrés dans la poésie.
Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il ne l’est pas.
Il y a quelque chose derrière sa tête, autour de ses oreilles de sa pensée. Quelque chose est en germe dans sa nuque, où il était déjà quand il a commencé. Il est le fils de ses œuvres, peut-être, mais ses œuvres ne sont pas de lui, car ce qui était de lui-même dans sa poésie, ce n’est pas lui qui l’y avait mis, mais cet inconscient producteur de la vie qui l’avait désigné pour être son poète et qu’il n’avait pas désigné lui. Et qui ne fut jamais bien disposé pour lui.
Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète, mais le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi. Et je me souviens de la rébellion antique contre les formes qui venaient sur moi.
C’est par révolte contre le moi et le soi que je me suis débarrassé de toutes les mauvaises incarnations du Verbe qui ne furent jamais pour l’homme qu’un compromis de lâcheté et d’illusion et je ne sais quelle fornication abjecte entre la lâcheté et l’illusion. Je ne veux pas d’un verbe venu de je ne sais quelle libido astrale et qui fut toute consciente aux formations de mon désir en moi.
Il y a dans les formes du Verbe humain je ne sais quelle opération de rapace, quelle autodévoration de rapace où le poète, se bornant à l’objet, se voit mangé par cet objet.
Un crime pèse sur le Verbe fait chair, mais le crime est de l’avoir admis. La libido est une pensée d’animaux et ce sont ces animaux qui, un jour, se sont mués en hommes.
Le verbe produit par les hommes est l’idée d’un inverti enfoui par les réflexes animaux des choses et qui, par le martyre du temps et des choses, a oublié qu’on l’avait inventé.
L’inverti est celui qui mange son soi et veut que son soi le nourrisse, cherche dans son soi sa mère et veut la posséder pour lui. Le crime primitif de l’inceste est l’ennemi de la poésie et tueur de son immaculée poésie.
Je ne veux pas manger mon poème, mais je veux donner mon cœur à mon poème et qu’est-ce que c’est que mon cœur et mon poème. Mon cœur est ce qui n’est pas moi. Donner son soi à son poème, c’est risquer aussi d’être violé par lui. Et si je suis vierge pour mon poème, il doit rester vierge pour moi.
Je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi.
Je ne veux pas de ces réflexes vieillis, conséquence d’un antique inceste venu de l’ignorance animale de la loi vierge de la vie. Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit en lui. Aimer son moi, c’est aimer un mort et la loi du vierge est l’infini. Le producteur inconscient de nous-même est celui d’un antique copulateur qui s’est livré aux plus basses magies et qui a tiré une magie de l’infâme qu’il y a à se ramener soi-même sur soi-même sans fin jusqu’à faire sortir un verbe du cadavre. La libido est la définition de ce désir de cadavre et l’homme en chute est un criminel inverti.
Je suis ce primitif mécontent de l’horreur inexpiable des choses. Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi.
Mon cœur est cette Rose éternelle venue de la force magique de l’initiale Croix. Celui qui s’est mis en croix en Lui-Même et pour Lui-Même n’est jamais revenu sur lui-même. Jamais, car ce lui-même par lequel il s’est sacrifié Lui-Même, celui-là aussi il l’a donné à la Vie après avoir forcé en lui-même à devenir sa propre vie.
Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses.
Antonin Artaud
article écrit en 1944 *, alors qu'il est interné à l'asile d’aliénés de Rodez, de 1943 à 1946
texte édité "pour les amis de l'auteur" à 50 exemplaires hors-commerce et
publié dans ses Œuvres complètes (vingt-huit volumes aux Éditions Gallimard, collection Blanche, édition dirigée par Paule Thévenin, de 1956 à 1994)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
En septembre 1945, il déclare avoir abandonné depuis le mois d'avril toute religion :
(...) "j’ai jeté la communion, l’eucharistie, Dieu et son Christ par les fenêtres et me suis décidé à être moi, c’est-à-dire tout simplement Antonin Artaud un incrédule irréligieux de nature et d’âme qui n’a jamais rien haï plus que Dieu et ses religions, qu’elles soient du Christ, de Jéhovah ou de Brahma, sans omettre les rites naturalistes des lamas".(...)
Antonin Artaud (lettre à Roger Blin, datée du 23 septembre 1945, texte reproduit dans ses Œuvres complètes)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Prière
Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence
Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent
Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang
Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort
Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau
Antonin Artaud (Le pèse-nerfs, suivi de Lettres de ménage, Leibovitz, 1925 et Les Cahiers du Sud, 1927, Collection critique n°5)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - -
-
Le Pèse-Nerfs (extraits)
La mise en forme du texte dans le découpage des phrases a été modifiée et le texte a été séparé en paragraphes. Il s'agit d'en faciliter la lecture aux élèves)
Toute l'écriture est de la cochonnerie.
Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.
Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.
Tous ceux qui ont des points de repère dans l'esprit, je veux dire d'un certain
côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l'âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l'époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d'automate que rend à tous vents leur esprit, sont des cochons.
Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d'être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des "termes", ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l'époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l'époque, ceux qui croient encore à une orientation de l'esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres, ceux-là sont les pires cochons.
(...)
Je vous l'ai dit, que je n'ai plus que ma langue, ce n'est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue.
Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd'hui ce que vous faites.
Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d'âmes.
Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d'arborescents bouquets d'yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce qu'est la configuration de l'esprit, et on comprendra comment j'ai perdu l'esprit.
Alors on comprendra pourquoi mon esprit n'est pas là, alors on verra toutes les langues tarir, tous les esprits se dessécher, toutes les langues se racornir, les figures humaines s'aplatiront, se dégonfleront, comme aspirées par des ventouses desséchantes, et cette lubrifiante membrane continuera à flotter dans l'air, cette membrane lubrifiante et caustique, cette membrane à deux épaisseurs, à multiples degrés, à un infini de lézardes, cette mélancolique et vitreuse membrane, mais si sensible, si pertinente elle aussi, si capable de se multiplier, de se dédoubler, de se retourner avec son miroitement de lézardes, de sens, de stupéfiants, d'irrigations pénétrantes et vireuse, alors tout ceci sera trouvé bien, et je n'aurai plus besoin de parler..
Antonin Artaud (Le Pèse-Nerfs, Les Cahiers du Sud, Collection critique n°5 et L'Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-Nerfs et textes surréalistes, coll. Poésie, Gallimard, 1968)
- - - - - - - - - - - - - - - - -
Cri
Le petit poète céleste
Ouvre les volets de son cœur.
Les cieux s’entrechoquent. L’oubli
Déracine la symphonie.
Palefrenier la maison folle
Qui te donne à garder les loups
Ne soupçonne pas les courroux
Qui couvent sous la grande alcôve
De la voûte qui pend sur nous.
Par conséquent silence et nuit
Muselez toute impureté
Le ciel à grandes enjambées
S’avance au carrefour des bruits.
L’étoile mange. Le ciel oblique
Ouvre son vol vers les sommets
La nuit balaye les déchets
Du repas qui nous contentait.
Sur terre marche une limace
Que saluent dix mille mains blanches
Une limace rampe à la place
Où la terre s’est dissipée.
Or des anges rentraient en paix
Que nulle obscénité n’appelle
Quand s’éleva la voix réelle
De l’esprit qui les appelait.
Le soleil plus bas que le jour
Vaporisait toute la mer.
Un rêve étrange et pourtant clair
Naquit sur la terre en déroute.
Le petit poète perdu
Quitte sa position céleste
Avec une idée d’outre-terre
Serrée sur son cœur chevelu.
Deux traditions se sont rencontrées.
Mais nos pensées cadenassées
N’avaient pas la place qu’il faut,
Expérience à recommencer.
Antonin Artaud (dans Correspondance, puis dans Tric Trac du ciel, premiers poèmes, 1923)
-- - - - - - - - - - - - - - - - -
Le navire mystique
Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus ;
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de bible et de cantiques.
Un air jouera, mais non d’antique bucolique,
Mystérieusement parmi les arbres nus ;
Et le navire saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.
Il ne sait pas les feux des havres de la terre.
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’infini.
Le bout de son beaupré plonge dans le mystère.
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’argent mystique et pur de l’étoile polaire.
Antonin Artaud, alors âgé de 17 ans
(Premiers poèmes, Le navire mystique, 1913)
- - - - - - - - - - - - - - - - - -
Les poètes lèvent des mains
où tremblent de vivants vitriols,
sur les tables de ciel idole
s'arc-boute, et le sexe fin
trempe une langue de glace
dans chaque trou, dans chaque place
que le ciel laisse en avançant.
Le sol est tout conchié d'âmes
et de femmes au sexe joli
dont les cadavres tout petits
dépapillotent leurs momies.
Antonin Artaud (L'Ombilic des limbes, Poésie/Gallimard, 2004)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - -
Amour
Et l’amour ? Il faut nous laver
De cette crasse héréditaire
Où notre vermine stellaire
Continue à se prélasser
L’orgue, l’orgue qui moud le vent
Le ressac de la mer furieuse
Sont comme la mélodie creuse
De ce rêve déconcertant
D’Elle, de nous, ou de cette âme
Que nous assîmes au banquet
Dites-nous quel est le trompé
O inspirateur des infâmes
Celle qui couche dans mon lit
Et partage l’air de ma chambre
Peut jouer aux dés sur la table
Le ciel même de mon esprit
Antonin Artaud (Tric Trac du ciel, premiers poèmes, 1923)
- - - - - - - - - - - - - - - - - -
Il faut que l’on comprenne que toute l’intelligence n’est qu’une vaste éventualité, et que l’on peut la perdre, non pas comme l’aliéné qui est mort, mais comme un vivant qui est dans la vie et qui en sent sur lui l’attraction et le souffle (de l’intelligence, pas de la vie).
Les titillations de l’intelligence et ce brusque renversement des parties.
Les mots à mi-chemin de l’intelligence.
Cette possibilité de penser en arrière et d’invectiver tout à coup sa pensée.
Ce dialogue dans la pensée.
L’absorption, la rupture de tout.
Et tout à coup ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit.
Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.
[…]
Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.
Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbecilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)
à l’intérieur
comme la dépossession de ma substance vitale,
comme la perte physique et essentielle
(je veux dire perte du côté de l’essence)
d’un sens.
Antonin Artaud, (extraits de "Le Pèse-Nerfs" dans l'ouvrage L’Ombilic des Limbes, Poésie/Gallimard, 2004 et dans "Le Pèse-Nerfs", Les Cahiers du Sud, Collection critique n°5)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Fête nocturne
Cette fête lie les étangs
Au fulgurant charroi des astres
Avec ses cornes d’abondance
Où roulent nos pensers brillants.
Quelque part entre terre et ciel
Elle vide ces déchets d’âmes
Que d’aucuns dans la nuit en flammes
Prennent pour des cygnes volants
Et nous paternes assistants
De la transfusion de nos moelles
Voyons fondre aussi les étoiles
De nos rêves exhilarants.
Antonin Artaud (dans la revue Bilboquet, 1923)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Charles Baudelaire
Charles Baudelaire (1821-1867) peut-il être qualifié de poète maudit ? Certainement, lui à qui Les Fleurs du Mal ont valu un procès pour outrage à la morale publique et à la morale religieuse. Aujourd'hui, Les Fleurs du Mal sont le recueil de poésies qui se vend et s'est le plus vendu en France.
Dans ce recueil, la partie titrée Révolte, qui cible la religion, comprend trois textes, « Le Reniement de Saint Pierre » «Abel et Caïn » et « Les Litanies de Satan ».
Abel et Caïn
I
Race d'Abel, dors, bois et mange;
Dieu te sourit complaisamment.
Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.
Race d'Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !
Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?
Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;
Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.
Race d'Abel, chauffe ton ventre
À ton foyer patriarcal ;
Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !
Race d'Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.
Race de Caïn, coeur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.
Race d'Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !
Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.
II
Ah! race d'Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant !
Race de Caïn, ta besogne
N'est pas faite suffisamment ;
Race d'Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l'épieu !
Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu !
Charles Baudelaire ("Les Fleurs du Mal" - 1857)
- - - - - - - - - - - - - - -
Les Litanies de Satan
O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
O Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l’amour le goût du Paradis,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l’Espérance — une folle charmante !
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais en quel coin des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux
Où dort enseveli le peuple des métaux,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles
Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère
Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Prière
Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Alain Boudet
Alain Boudet est né en 1950. Il exerce le métier de documentaliste et a publié une vingtaine de recueils de poésie, des textes de chansons pour des auteurs compositeurs-interprètes, etc (voir ici : http://www.ricochet-jeunes.org/auteurs/recherche/1625-alain-boudet ).
Pas de titre pour ce texte :
J'ai crabouillé mes pieds
J'ai cramoné mes mains
J'ai crapulé mes yeux
J'ai craboté mon nez
J'ai crapoussé mes joues
J'ai cralouché ma bouche.
J'ai cradoqué mes dents
Mon petit crapounet
je suis crafatigué !
Alain Boudet ("Poèmes pour sourigoler" - Blanc Silex, réédition 2001)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Lucien Becker
voir la page
des Poètes de l'École de Rochefort < ICI
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Pierre Boujut (1913-1992)
Pierre Boujut est un écrivain et poète français. Tonnelier puis marchand de fer de son état, pacifiste et libertaire, il vient à l'écriture vers sa vingtième année et lance successivement, à partir de 1933, trois revues, dont La Tour de Feu, créée en 1946. Il s’y exprime, en compagnie d'autres poètes, aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan politique, mêlant l'un et l'autre avec enthousiasme, notamment lors de la désertion de son fils au cours de la guerre d'Algérie (...) - source Wikipédia, début de la biographie
Confiance au futur
Poètes de demain
mes amis pour l'amour
ne craignez pas les inventions
ni les machines à rebours
qui font la mort au goût du jour.
Il y aura toujours des îles
et des mers au fond du ciel.
Les cris de joie des éléments
l'âme enchantée d'être animale
auront encore leurs paradis
et leurs vallées et leurs midis.
Et mes poèmes d'aujourd'hui
auront la chance de chanter
de l'autre côté du silence
sur le versant des nouveaux bruits.
Pierre Boujut ("Les mots sauvés" - La Tour de feu, 1967)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Alain Bosquet
Alain Bosquet écrivain et poète français d'origine russe est le nom d'auteur d'Anatole Bisk.
D'Alain Bosquet, on trouvera le texte "Le cheval chante" dans la catégorie poésies Cycle 2.
On peut citer d’Alain Bosquet dans le thème du Printemps 2015, «Le poème révolté, ou La Protestation poétique dans le monde», diffusé sur France Culture en 1967 et introuvable en publication.
«J'écris pour me débarrasser de moi. J'écris pour mieux me connaître. Entre ces deux extrêmes, la vérité titube, de plus en plus ivre.» (Alain Bosquet)
Passage d'un poète
Le poète est passé : un remous dans l'argile
se dresse en monument,
avec soudain le bras qui se profile,
la lèvre et l'oeil aimants.
Le poète est passé : le ruisseau qui hésite,
devient fleuve royal ;
il n'a plus de repos ni de limites :
il ressemble au cheval.
Le poète est passé ; au milieu du silence
s'organise un concert,
comme un lilas ; une pensée se pense,
le monde s'est ouvert.
Le poète est passé ; un océan consume
ses bateaux endormis.
La plage est d'or et tous les ors s'allument
pour s'offrir aux amis.
Le poète est passé : il n'est plus de délire
qui ne soit œuvre d'art.
Le vieux corbeau devient un oiseau-lyre.
Il n'est jamais trop tard
pour vivre quinze fois : si le poète hirsute
repasse avant l'été,
consultez-le car de chaque minute
il fait l'éternité.
Alain Bosquet ("Un jour après la vie" - éditions Gallimard, 1984)
_ _ _ _ _ _ _
Raconte-moi le passé
- Raconte-moi le passé.
- Il est trop vaste.
- Raconte-moi le XXe siècle.
- Il y eut des luttes sanglantes,
puis Lénine,
puis l’espoir,
puis d’autres luttes sanglantes.
- Raconte-moi le temps.
- Il est trop vieux.
- Raconte-moi mon temps à moi.
- Il y eut Hitler,
il y eut Hiroshima.
- Raconte-moi le présent.
- Il y a toi,
et encore toi,
et le bonheur qui ressemble
au soleil sur les hommes.
- Raconte-moi...
- Non, mon enfant,
c’est toi qui dois me raconter
l’avenir.
Alain Bosquet
_ _ _ _ _ _ _
Poème pour un enfant lointain
Tu peux jouer au caillou :
il suffit de ne pas bouger,
très longtemps, très longtemps.
Tu peux jouer à l'hirondelle :
il suffit d'ouvrir les bras
et de sauter très haut, très haut.
Tu peux jouer à l'étoile :
il suffit de fermer l'œil,
puis de le rouvrir,
beaucoup de fois, beaucoup de fois.
Tu peux jouer à la rivière :
il suffit de pleurer,
pas très fort, pas très fort.
Tu peux jouer à l'arbre :
il suffit de porter quelques fleurs
qui sentent bon, qui sentent bon.
Alain Bosquet (Le Cheval applaudit, Editions Ouvrières, 1977)
Tu peux jouer à ... / il suffit de ...
Poème pour un enfant lointain a servi de modèle, en classe maternelle (GS) en particulier. Il est adapté aux cycles 1 et 2 :
voyez ici des réalisations :
http://ec-8-lamoriciere.scola.ac-paris.fr/spip.php?article220
_ _ _ _ _ _ _
Viens en France, enfant lointain ...
Viens en France, enfant lointain.
Nous avons des blés qui dansent, qui dansent :
On dirait des poupées.
Viens en France, enfant lointain.
Nous avons des villes vieilles, vieilles,
dont chaque pierre a une histoire;
et des villes jeunes, jeunes,
plus jeunes que toi.
Viens en France, enfant lointain.
Tu connaîtras des garçons comme toi,
qui jouent, qui apprennent,
qui veulent être heureux.
Viens à Paris, enfant lointain.
Dans ma maison il y a de la musique,
du soleil, des gâteaux,
des livres profonds,
et au-dehors une girafe énorme
la Tour Eiffel,
que tu pourras peindre en bleu,
en mauve, en rouge,
tant que tu voudras.
.
Alain Bosquet (Le Cheval applaudit, Editions Ouvrières, 1977)
_ _ _ _ _ _ _
Lorsque l’enfant a peur…
Lorsque l’enfant a peur de perdre son enfance,
il consulte parfois son amie la girafe,
qui soudain le soulève et l’assoit sur son cou
pour faire dans le parc un rapide galop
ressemblant au tangage; et l’enfant se promène
à bord de ce navire où l’étoile est si proche,
l’étang si renversé, la montagne si basse…
Alors, les lois du temps par miracle s’annulent
dans une grande fête, et les vieilles personnes,
perdues par la raison, n’osent plus s’immiscer
dans le bonheur qui d’arbre en arbre s’improvise
comme un bal costumé parmi les ballons rouges.
La girafe est légère en sa longue tendresse,
et l’enfant rassuré peut devenir adulte.
Alain Bosquet
_ _ _ _ _ _ _
d'autres textes d'Alain Bosquet dans les pages des Printemps des Poètes antérieures, ici par exemple :
_ _ _ _ _ _ _
Pollution
.
Monsieur le Président,
elles sont polluées,
elles me sont mortelles,
ma Sardaigne, ma Corse,
ma Tasmanie.
Monsieur le Gouverneur,
elles se sont noyées,
elles sont assassines,
mes Lofoten, mes très blanches Cyclades,
mes très vieilles Hébrides.
Monsieur le juge,
elles se sont dissoutes
car elles sont coupables,
ma trop verte Formose,
ma Martinique, ma Barbade.
Vous, Monsieur le Poète,
inventez-moi une île neuve.
Alain Bosquet (Sonnets pour une fin de siècle, 1981)
_ _ _ _ _ _ _
Je crie
Je crie pour les enfants perdus.
J’écris.
Je crie pour la femme éventrée.
J’écris.
Je crie pour le soleil qu’on souille.
J’écris.
Je crie pour la ville qu’on brûle.
J’écris.
Je crie pour l’arbre assassiné.
J’écris.
Je crie pour le rêve sans fond.
J’écris.
Je crie pour la planète folle.
J’écris
de ne pouvoir crier.
Alain Bosquet (Le tourment de Dieu, 1986)
_ _ _ _ _ _ _
Apostrophe
Et la vie intérieure de la mouche,
y songes-tu, y songes-tu ?
Et la souffrance du silex,
la connais-tu, la connais-tu ?
Et le remords de la cascade,
t’émeut-il, t’émeut-il ?
Et les rêves sanglants de la rosée,
qu’en penses-tu, qu’en penses-tu ?
Et les serments du fleuve,
les tiendras-tu, les tiendras-tu ?
Et le doute, là-haut, de la colline,
que tu confonds avec la neige,
voudras-tu le combattre, voudras-tu ?
Et l’azur qui prépare son suicide,
l’aideras-tu, l’aideras-tu ?
Ton malheur est si pauvre
auprès de leurs malheurs !
Alain Bosquet (Demain sans moi, 1994)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Alain Ilan Braun (né en 1944)
Sur le site de l'éditeur
http://www.publibook.com/librairie/auteur.php?id=10777
"Né en Lorraine pendant la deuxième guerre mondiale, l’auteur, insatiable curieux, a bourlingué à travers le monde. Europe, Israël, USA, Iran, Afghanistan, Inde. En 1969, il émigre en Australie, et explore la Nouvelle-Calédonie, Tahiti, et les îles Marquises.
Spécialiste de la faune sauvage et de sa présence dans la Bible, il rédige, depuis 1994, pour le magazine "L’Arche" une chronique mensuelle sur la nature en Israël. Ses œuvres artistiques sont régulièrement exposées en France, Israël, et USA."
Ilan Braun en frontiscipe de son ouvrage :
Les roses blanches
À la mémoire d’un petit groupe de résistants allemands
Le temps flétrit les roses
Demeurent les épines
Au plus profond des hivers
Fleurissent des roses, couleur de neige
Blanc sur blanc
Dans un décor brun, noir et rouge
Etudiants si jeunes,
Hans, Christophe et Sophie
Seuls, très seuls
Dans un monde de silence
A crier, à crier
Et leurs roses blanches, aussi,
A embaumer un air empuanti
Solitaires mais solidaires
A braver toutes les forces contraires
Avec pour armes uniques
Des feuilles de papier blanc
Pétales de roses blanches
Collées sur les murs gris de la ville
Faire tomber le bandeau de haine
Qui maintenant nous aveugle
Frères, quand on abat comme des bêtes
Trois cent mille Juifs
Que faites-vous ?
Muet est le monde
Lorsque le couperet tombe
Tranchant la fragile tige de la vie
Trois roses blanches sur le ciment gris
Ilan Braun (labyrinthe poétique - De la terre au ciel, Publibook, 2009)
Les textes proposés dans cette page sont destinés aux élèves du Collège ou du Lycée.
On peut aussi en proposer certains en élémentaire
(voir aussi pour ce niveau la page GS-ÉLÉMENTAIRE).
lieucommun interprète librement et à sa manière le thème de l’insurrection poétique :
Textes s’écartant par la forme ou/et le fond des critères poétiques habituellement attendus ;
textes de révolte, de revendication, ou encore existentiels, sur l’état même de poète, d’homme, d’être (et d’objet, pourquoi pas) et le rapport au monde.
Ainsi se recoupent par exemple les thèmes de révolte, de liberté, rejoignant d’autres Printemps des Poètes («éloge de l’autre»)
Une grande partie de ces textes sont importés d’autres pages du site, où on en trouvera d’autres autour du thème 2015.
Ils sont accessibles en cliquant ici :
Printemps des Poètes : HUMOUR
et du blog lieucommun :
Printemps des Poètes : L’AUTRE
❖ Les textes publiés n'ayant pas fait l'objet d'une demande d' autorisation (sauf exception), les ayants droit peuvent nous en demander le retrait.
VOUS ÊTES SUR LA PAGE
PRINTEMPS DES POÈTES en FRANÇAIS première page
COLLÈGE-LYCÉE auteurs de A à G
✦auteurs en bleu = lien vers une autre page du site
--------------------------
TEXTES DE DÉPORTÉS (Auschwitz, Buchenwald ...) ICI :
Printemps des Poètes 2015
POÈMES DE DÉPORTÉS <<
TEXTES par AUTEURS :
page 1 (A à G) - - VOUS Y ÊTES !
Texte anonyme
Théodore Agrippa d'Aubigné
Pierre Albert-Birot
Marc Alyn
Louis Aragon
Antonin Artaud
Alain Boudet
Pierre Boujut
Alain Bosquet
Alain Ilan Braun
Odile Caradec
Jean Cassou
René Char
Andrée Chedid
Marianne Cohn
Charlotte Delbo
René Depestre
Robert Desnos
Jean-Pierre Develle
David Diop
--------------------------
Paul Éluard
Pierre Emmanuel
Jean Follain (École de Rochefort)
Maurice Fombeure (École de Rochefort)
André Frédérique
Jean Genet
José María de Heredia
Yves Heurté
Victor Hugo
--------------------------
Jean Joubert
Anise Koltz
Henri Kréa
Abdellatif Laâbi
Joseph Lanza del Vasto
Claude Le Petit
Robert Lohro (Lionel Ray)
Bernard Lorraine
Claude Maillard
Jean Malrieux
Henri Michaux << lien vers la page
Théodore Monod
Gérard de Nerval
Gérard Noiret
Jean Orizet
Jean Perret (et Gabriel Cousin)
Jacques Prévert
Sully Prudhomme
Raymond Queneau
Jehan Rictus << lien vers la page du blog (en attendant)
Madeleine Riffaud
Arthur Rimbaud
Jean Ristat
Pierre de Ronsard
Jacques Roubaud
Claude Roy
André Ruellan
--------------------------
Robert Sabatier
Amina Saïd
Jacqueline Saint-Jean
Jean-Philippe Salabreuil
Albertine Sarrazin
Pierre Seghers
Sabine Sicaud
Jean-Pierre Siméon
Andrée Sodenkamp
Jules Supervielle
André Spire
Jean Tardieu << lien vers la page
Tristan Tzara
Angèle Vannier
Émile Verhaeren
Anne Vernon
Alexandre Vialatte
Boris Vian << lien vers la page
Paul Vincensini << lien vers la page
Charles Vincent >>
Kenneth White << lien vers la page
Liliane Wouters
L'abeille (fin du texte)
(...) « Et je sais qu’il y en a qui disent : ils sont morts pour peu de chose. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé). À ceux-là il faut répondre : « C’est qu’ils étaient du côté de la vie. C’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement des doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose, dis-tu. Oui, c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. »
Jean Paulhan
texte signé «Juste», paru dans la revue clandestine Les Cahiers de Libération en janvier-février 1944.
Ce texte a été placé en exergue par l'auteur dans son ouvrage
"Les Abeilles et la guêpe" (éditions du Seuil, 2002)
René-Guy Cadou
voir également cet auteur sur la page
des Poètes de l'École de Rochefort < ICI
René Guy Cadou (1920-1951) avait écrit, comme une prémonition : "Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre". À partir de 1943, Hélène, épousée en 1946, l'accompagne pour ce temps si court qu'il lui reste à vivre. Hélène Cadou, poète comme lui, pour qui il a écrit "Hélène ou le règne végétal", publié en février 1951 (Le poète est mort de maladie en mars de la même année, à 31 ans).
Je t'atteindrai Hélène
À travers les prairies
À travers les matins de gel et de lumière...
René Guy Cadou
Son œuvre poétique complète, "Poésie, la vie entière", est parue en 1976 chez l'éditeur Pierre Seghers (poète également).
Voir d'autres textes de l'auteur sur le blog ici : POÉSIES PAR THÈME : l'école
Le poème qui suit fait référence à l'exécution des otages de Chateaubriant (dont Guy Môquet), le 22 octobre 1941.
Les fusillés de Chateaubriant
Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d'étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d'amour
Ils n'ont pas de recommandations à se faire
Parce qu'ils ne se quitteront jamais plus
L'un d'eux pense à un petit village
Où il allait à l'école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là où ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n'entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu'ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.
René-Guy Cadou ("Pleine Poitrine" - 1946 ; texte emprunté à "Poèmes d'aujourd'hui pour les enfants de maintenant" - Jacques Charpentreau - éd Ouvrières)
_ _ _ _ _ _ _
Ravensbrück
A Ravensbrück en Allemagne
On torture on brûle les femmes
On leur a coupé les cheveux
Qui donnaient la lumière au monde
On les a couvertes de honte
Mais leur amour vaut ce qu'il veut
La nuit le gel tombe sur elles
La main qui porte son couteau
Elles voient des amis fidèles
Cachés dans les plis du drapeau
Elles voient Le bourreau qui veille
A peur soudain de ces regards
Elles sont loin dans le soleil
Et ont espoir en notre espoir
René-Guy Cadou (dans l'anthologie "La Résistance et ses poètes", Seghers, 1974)
_ _ _ _ _ _ _
Un homme
Un homme
Un seul un homme
Et rien que lui
Sans pipe sans rien
Un homme
Dans la nuit un homme sans rien
Quelque chose comme une âme sans son chien
La pluie
La pluie et l’homme
La nuit un homme qui va
Et pas un chien
Pas une carriole
Une flaque
Une flaque de nuit
Un homme.
René-Guy Cadou ("Le diable et son train" - 1949)
Le recueil "Le diable et son train" a été écrit et dessiné à la main par Yves Trévédy, Guy Bigo (peintres-illustrateurs) et René Guy Cadou, en 21 exemplaires.
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Odile Caradec (née en 1925)
Odile Caradec est une écrivaine française née à Brest. Passant son enfance à Camaret dans le Finistère, elle connut et côtoya le poète Saint-Pol-Roux.
Documentaliste pendant de longues années au lycée Camille-Guérin de Poitiers, elle pratique aussi la musique de chambre. (Wikipédia)
Sur le site http://www.maisondelapoesie-nantes.com/htm/auteur/Caradec.htm
on trouve cette auto-portrait (extraits) :
"... Elle se peint en “ follette / non poétesse ”, elle est “ un cœur en déraison ”. Qu’on ne compte pas sur elle pour tempérer ses “ ardeurs pétulantes ”. Elle a “ le troisième âge phosphorescent ”. Elle se revendique
“ septuadolescente, septuaturbulente ”. Pour elle les poèmes doivent être “flammes, tourbillons, explosifs ”. .. " (extraits du texte de Christian Bulting : Gare maritime 2003)
On pourra proposer aux élèves des passages des poèmes les plus difficiles.
Petits travaux
Je suis porteuse de poèmes
façonnière en poésie
Je suis le socle de la torche
le clair-obscur de mon logis
Le pur métier de la modiste
fleurs, oiseaux, plumes sur chapeaux
je l'exerce en faisant chanter
de la musique dans mes os
Au plus secret de mon squelette
sous toute la peau de ma tête
il y a des rubans de sons
Ma tête de mort est inquiète
quand serai-je en pleine raison ?
Odile Caradec
- - - - - - - -
Capitale de sang
J'en ai assez qu'on analyse mon sang
sans crier gare
On pourrait y trouver des marqueurs inconnus
mais connus de moi seule
de ces marqueurs qui sont griffes de poésie
Laissez-moi m'ébaudir dans mes étincelles
laissez mon sang tranquille
Que personne n'aille pêcher à la ligne
dans mon corps intangible
Je suis capitale de sang
Odile Caradec
- - - - - - - - -
Les poèmes
Les poèmes sont des pigeons étouffés
Les poèmes sont des mains tremblantes issues de l’eau
Les gouttelettes des poèmes sont des torches marines
et j’ai plaisir à les faire rouler sur les chemins
incandescents des poèmes dénudés
Ils sont pleins d’air bleu
ils martyrisent ceux qui les utilisent
car ils s’insinuent dans la tourbe des âmes
et y perdurent
Les poèmes raclent un sol rouillé
ils illuminent et soulèvent la plante des pieds
ils ont une parenté profonde avec le gerbier des âmes
les sources les étiers
les belles notes noires
des instruments désaccordés.
Odile Caradec
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Jean Cassou (1897-1986)
Jean Cassou est un écrivain, résistant, critique d'art, traducteur, et poète français. Il est également le directeur-fondateur du Musée national d'art moderne de Paris et le premier président de l'Institut d'études occitanes.
(…)
Jean Cassou est en 1934 membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes et directeur de la revue Europe de 1936 à 1939. Il rompt en 1939 avec le Parti communiste lors du pacte germano-soviétique. (…)
Il entre dans la Résistance dès septembre 1940. (…)
Il est arrêté en décembre 1941 par la Gestapo pour ses activités au musée de l'Homme et emprisonné à la prison militaire de Furgol à Toulouse où il compose de tête, sans la possibilité de les écrire, ses Trente-trois sonnets composés au secret, publiés clandestinement au printemps 1944 sous le pseudonyme de Jean Noir.
(source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Cassou)
Sonnet VI (extrait des 33 Sonnets composés au secret)
À mes camarades de prison
Bruits lointains de la vie, divinités secrètes,
trompe d’auto, cris des enfants à la sortie,
carillon du salut à la veille des fêtes,
voiture aveugle se perdant à l’infini,
rumeurs cachées aux plis des épaisseurs muettes,
quels génies autres que l’infortune et la nuit,
auraient su me conduire à l’abîme où vous êtes ?
Et je touche à tâtons vos visages amis.
Pour mériter l’accueil d’aussi profonds mystères
je me suis dépouillé de toute ma lumière :
la lumière aussitôt se cueille dans vos voix.
Laissez-moi maintenant repasser la poterne
et remonter, portant ces reflets noirs en moi,
fleurs d’un ciel inversé, astres de ma caverne.
Jean Cassou, ("33 Sonnets composés au secret" - Éditions de Minuit, 1944 - réédité en Poésie/Gallimard, 1995)
_ _ _ _ _ _ _
Sonnet VII (extrait des 33 Sonnets composés au secret)
Bois cette tasse de ténèbres, et puis dors.
Nous prendrons ta misère ainsi qu'une couronne
et nous la porterons aux jardins de la mort.
Alors toi, comme un somnambule qui frissonne,
te glissant par la porte où ne passe personne,
tu t'en iras cueillir le myrte aux rameaux d'or.
Son éclat et celui de la rouge anémone,
dans la nuit rajeunie, te guideront aux bords
de la vraie vie et du pur accomplissement.
Là les songes sont mûrs, terribles et puissants.
Par le bleu matinal d'un éternel demain
ils viendront tous à ta rencontre, âme guérie,
et tu reconnaîtras, se tenant par la main,
tes grandes sœurs : Amour, Liberté, Poésie.
Jean Cassou, ("33 Sonnets composés au secret" - Éditions de Minuit, 1944 - réédité en Poésie/Gallimard, 1995)
_ _ _ _ _ _ _
Sonnet VIII (extrait des 33 Sonnets composés au secret)
Il nʼy avait que des troncs déchirés,
que couronnaient des vols de corbeaux ivres,
et le château était de couleur de givre,
ce soir de fer où je mʼy présentai.
Je nʼavais plus avec moi ni mes livres,
ni ma compagne, lʼâme, et ses péchés,
ni cette enfant qui rêvait de vivre
quand je lʼavais sur terre rencontrée.
Les murs étaient blanchis au lait de sphynge
et les dalles rougis au sang dʼOrphée.
Des mains sans grâce avaient tendu des lignes
aux fenêtres borgnes comme des fées.
La scène était prête pour des acteurs
fous et cruels à force de bonheur.
Jean Cassou, ("33 Sonnets composés au secret" - Éditions de Minuit, 1944 - réédité en Poésie/Gallimard, 1995)
_ _ _ _ _ _ _
Sonnet XVIII (extrait des 33 Sonnets composés au secret)
Celui qu'étoiles, vous avez pris comme cible
de vos cris anxieux et qu'allez pourchassant,
ne vous irritez plus s'il se rejette errant
aux bords du monde ardent et se fait invisible ;
rien qu'un méchant fantôme, une ombre inaccessible
et pareille – vous rappelez-vous ? – à l'Enfant
Prodigue de Rainer Maria s'enfuyant
pour ne pas être aimé de cet amour terrible.
Exigence des cœurs diffuse dans la nuit,
beaux regards confiants, détournez-vous de lui.
Et vous, mortes et morts, alourdis de pardons,
écartez votre vol de sa déserte grève.
Ah ! c'est lui, cerf en pleurs, courbant enfin le front,
qui vient vous retrouver chaque soir dans ses rêves.
Jean Cassou, ("33 Sonnets composés au secret" - Éditions de Minuit, 1944 - réédité en Poésie/Gallimard, 1995)
_ _ _ _ _ _ _
Sonnet XXIII (extrait des 33 Sonnets composés au secret)
La plaie que, depuis le temps des cerises
je garde en mon coeur s’ouvre chaque jour.
En vain les lilas, les soleils, les brises
viennent caresser les murs des faubourgs.
Pays des toits bleus et des chansons grises
qui saignes sans cesse en robe d’amour
explique pourquoi ma vie s’est éprise
du sanglot rouillé de tes vieilles cours.
Aux fées rencontrées le long du chemin
je vais racontant Fantine et Cosette.
L’arbre de l’école, à son tour, répète
une belle histoire où l’on dit : demain …
Ah ! jaillisse enfin le matin de fête
où sur les fusils s’abattront les poings !
★ce sonnet XXIII reprend le thème et le rythme mélodique de la chanson "Le temps des cerises" (1866) écrite par Jean Baptiste Clément et composée par Antoine Renard, et que Clément dédie en 1882 à Louise Michel (1830-1905), combattante de la Commune de Paris de 1871.
Jean Cassou, ("33 Sonnets composés au secret" - Éditions de Minuit, 1944 - réédité en Poésie/Gallimard, 1995)
sources de ces passages du recueil (sauf autre mention) :
http://fracasdumonde.blogspot.fr/2013/05/jean-cassou-33-sonnets-composes-au.html
et
http://blogs.mediapart.fr/blog/pat-de-bretagne/140813/jean-cassou
deux pages où on pourra lire d'autres extraits
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Aimé Césaire
Aimé Césaire, (1913-2008) écrivain, poète et homme politique, est né en Martinique à Basse-Pointe et il est mort à Fort-de-France, après avoir vécu une grande partie de son existence en métropole. Il est l'inventeur du concept de négritude et le principal fondateur et animateur du mouvement littéraire : Mouvement de la Négritude . Parmi ses œuvres majeures, bien connues des lycéens d'aujourd'hui : "Cahier d'un retour au pays natal" (1939) ; "Discours sur le colonialisme" (1950) ; et "Moi, Laminaire" (1982). Il est le fondateur de la revue Tropiques. Membre actif du Parti communiste français, il s'en sépare en 1956 pour fonder plus tard le Parti progressiste martiniquais.
Voici le poème paru dans le quotidien "Libération" au lendemain de la disparition d'Aimé Césaire :
Un dictionnaire est nécessaire, je pense, pour décrypter le lexique d’Aimé Césaire.
Une laminaire est une algue marine :
Calendrier laminaire
J’habite une blessure sacrée
j'habite des ancêtres imaginaires
j'habite un vouloir obscur
j'habite un long silence
j'habite une soif irrémédiable
j'habite un voyage de mille ans
j'habite une guerre de trois cent ans
j'habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu j'habite l'espace inexploité
j'habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la calleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m'accommode de mon mieux de cet avatar
d'une version du paradis absurdement ratée
-c'est bien pire qu'un enfer-
j'habite de temps en temps une de mes plaies
chaque minute je change d'appartement
et toute paix m'effraie
tourbillon de feu
ascidie comme nulle autre pour poussières
de mondes égarés
ayant craché volcan mes entrailles d'eau vive
je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets
j'habite donc une vaste pensée
mais le plus souvent je préfère me confiner
dans la plus petite de mes idées
ou bien j'habite une formule magique
les seuls premiers mots
tout le reste étant oublié
j'habite l'embâcle
j'habite la débâcle
j'habite le pan d'un grand désastre
j'habite souvent le pis le plus sec
du piton le plus efflanqué-la louve de ces nuages-
j'habite l'auréole des cétacés
j'habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine
de l'arganier le plus désolé
à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
bathyale ou abyssale
j'habite le trou des poulpes
je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe
frères n'insistez pas
vrac de varech
m'accrochant en cuscute
ou me déployant en porona
c'est tout un
et que le flot roule
et que ventouse le soleil
et que flagelle le vent
ronde bosse de mon néant
la pression atmosphérique ou plutôt l'historique
agrandit démesurément mes maux
même si elle rend somptueux certains de mes mots
Aimé Césaire (Moi, laminaire, 1982)
_ _ _ _ _ _ _
Cahier d’un retour au pays natal (trois passages extraits)
[...]
Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s ‘éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.
Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil.
[...]
Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un homme-juif un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer, parfaitement le tuer, sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom un chiot
un mendigot
[...]
et voici au bout de ce petit matin ma prière virile que je n'entende ni les rires ni les cris, les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle,
donnez-moi la foi sauvage du sorcier
donnez à mes mains puissance de modeler
donne à mon âme la trempe de l'épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue et de moi-même, mon coeur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie comme le poing à l'allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d'initiation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement
faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes
voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1947)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
René Char
René Char (1907-1988) est né à L'Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse.
Poète français marqué par le surréalisme, il fut aussi un héros de la Résistance et un humaniste, engagé dans la vie sociale.
Jeu muet
Avec mes dents
J'ai pris la vie
Sur le couteau de ma jeunesse.
Avec mes lèvres aujourd'hui,
Avec mes lèvres seulement...
Courte parvenue,
La fleur des talus,
Le dard d'Orion
Est réapparu.
René Char ("Le nu perdu" - 1971 - Gallimard)
On trouve parfois ce court poème avec seulement la première strophe.
_ _ _ _ _ _ _
Le village vertical
Tels des loups ennoblis
Par leur disparition,
Nous guettons l'an de crainte
Et de libération.
Les loups enneigés
Des lointaines battues
A la date effacée.
Sous l'avenir qui gronde,
Furtifs, nous attendons,
Pour nous affilier,
L'amplitude d'amont.
Nous savons que les Choses arrivent
Soudainement
Sombres ou trop ornées.
Le dard qui liait les deux draps
Vie contre vie, clameur et mont,
Fulgura.
René Char ("Le nu perdu" - 1971 - Gallimard)
_ _ _ _ _ _ _
Commune présence
Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir.
Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et par les choses
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur
Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
En t’inclinant.
Si tu veux rire
Offre ta soumission
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption
Sans égarement.
Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.
René Char (Le Marteau sans maître, 1934)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Andrée Chedid
Voir ici la page consacrée à Andrée Chedid <<
Les filles du vent
(copie d'écran extraite de l'ouvrage Voi(es)x de l'autre : poètes femmes, XIXe-XXIe siècles, Presses Univ Blaise Pascal, 2012.
ce poème appartient au recueil d'Andrée Chedid, Textes pour un poème, 1949
Quelques autres textes pour approcher le thème du Printemps 2015
Je m'écris
J'interprète une page de vie
J'en use comme plaque de cuivre
J'ai la grène de plaisirs
Je la crible d'années
Je la saisis en verte saison
Je la racle de nuit d'hiver
Je la ronge en creux d'angoisses
Je m'y taille espace libre
Je l'attaque en matière noire
Je progresse d'épreuves en épreuves
Je la creuse en vaines morsures
Je la burine d'émotions
Je l'entame
Pour nier le temps
Je m'écris pour durer
Andrée Chedid (Rythmes, Gallimard, 2002)
_ _ _ _ _ _ _
ÉCOUTE
(deuxième partie de ce texte poétique inclus dans le roman "L'autre")
(...)
Écoute,
En deçà des mots-chenilles
Des paroles-écorces
Des brindilles de l’heure
Du miroir de nos ombres
Des larmes bues à pleine bouche
Des abris qui séparent
Ecoute la turbulence
de l’arbre bâillonné
Reconnais en tout
Le grain
La pierre première
Le cri de l'être
L'inflexible lueur
Et chante !
Chante et dis la fête
A travers plaies et nuits
Chante
Longue vie à l'homme
Homme-forêt
Homme-cité
Alphabet sur l'infini
Œil de la terre
Tête sonore
L'homme charriant l'astre et l'olivier
Longue vie !
Chante
L'argile et l'océan
L'humus et le vent
Longue longue vie !
Chante
Ceux qui brûlent l'idole
Ceux qui rient des mirages
Ceux qu'embrase liberté
Chante tous ceux qui chantent
Longue longue longue vie !
Longue vie et salut!
À l'homme veillant en lui-même
À l'homme debout aux carrefours
(...)
Andrée Chedid (L’Autre, éd Flammarion,1969 et 1981 - aussi en "Castor Poche » et en « Librio »)
Adapté au cinéma en 1991 par Bernard Giraudeau (L’Autre)
_ _ _ _ _ _ _
Épreuves du poète
En ce monde
Où la vie
Se disloque
Ou s'assemble
Sans répit
Le poète enlace
le mystère
Invente le poème
Ses pouvoirs de partage
Sa lueur sous les replis
Andrée Chedid (Épreuves du vivant, Flammarion, 1983)
_ _ _ _ _ _ _
Saisir
Recueillir le grain des heures
Étreindre l’étincelle
Ravir un paysage
Absorber l’hiver avec le rire
Dissoudre les noeuds du chagrin
S’imprégner d’un visage
Moissonner à voix basse
Flamber pour un mot tendre
Embrasser la ville et ses reflux
Écouter l’océan en toutes choses
Entendre les sierras du silence
Transcrire la mémoire des miséricordieux
Relire un poème qui avive
Saisir chaque maillon d’amitié
Andrée Chedid (Par delà les mots, Flammarion 1995)
_ _ _ _ _ _ _
L’espérance
J’ai ancré l’espérance
Aux racines de la vie
Face aux ténèbres
J’ai dressé des clartés
Planté des flambeaux
A la lisière des nuits
Des clartés qui persistent
Des flambeaux qui se glissent
Entre ombres et barbaries
Des clartés qui renaissent
Des flambeaux qui se dressent
Sans jamais dépérir
J’enracine l’espérance
Dans le terreau du cœur
J’adopte toute l’espérance
En son esprit frondeur.
Andrée Chedid (anthologie "Une salve d’avenir - L’espoir, anthologie poétique", Gallimard, 2004)
_ _ _ _ _ _ _
Ce dernier texte est la contribution d'Andrée Chedid à la dénonciation de la violence et de la guerre qui touche même les enfants
L’enfant est mort
L’enfant est mort
Le village s’est vidé
de tous ses combattants
Rivé à sa mitraillette
dont les rafales de feu
viennent d’achever l’enfant
L’ennemi tremble d’effroi
à l’abri d’un vieux mur
Tout est propre autour:
le ciel
la mer
l’été rieur
les pins
L’ennemi
a lancé au loin
par-delà les collines
ses vêtements et son arme
son histoire et ses lois
Pour se coucher en pleurs
à deux pas d’une fontaine
sous l’ombre d’un oranger
Près du corps de l’enfant.
Andrée Chedid (dans "Poème pour un texte (1970 - 1991)", dans "Au cœur du cœur", Librio, 2010 et dans l'anthologie " On n'aime guère que la paix" - Jean-Marie Henry - Alain Serres et Nathalie Novi - éditions Rue du Monde)
Voir ici d'autres textes sur la page
consacrée à >> Andrée Chedid <<
Ce dernier texte est la contribution d'Andrée Chedid à la dénonciation de la violence et de la guerre qui touche même les enfants
L’enfant est mort
L’enfant est mort
Le village s’est vidé
de tous ses combattants
Rivé à sa mitraillette
dont les rafales de feu
viennent d’achever l’enfant
L’ennemi tremble d’effroi
à l’abri d’un vieux mur
Tout est propre autour:
le ciel
la mer
l’été rieur
les pins
L’ennemi
a lancé au loin
par-delà les collines
ses vêtements et son arme
son histoire et ses lois
Pour se coucher en pleurs
à deux pas d’une fontaine
sous l’ombre d’un oranger
Près du corps de l’enfant.
Andrée Chedid (dans "Poème pour un texte (1970 - 1991)", dans "Au cœur du cœur", Librio, 2010 et dans l'anthologie " On n'aime guère que la paix" - Jean-Marie Henry - Alain Serres et Nathalie Novi - éditions Rue du Monde)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Marianne Cohn (1922-1944)
Marianne Cohn est une résistante allemande torturée par la Milice et/ou la Gestapo et assassinée le 8 juillet 1944 à Annemasse, en Haute-Savoie. Elle avait été arrêtée alors qu'elle aidait des groupes d'enfants à se mettre en sécurité en leur faisant passer de nuit la frontière Suisse . Elle a écrit ce poème en français avant de mourir
Je trahirai demain (titre proposé)
Je trahirai demain, pas aujourd'hui
Aujourd'hui, arrachez-moi les ongles
Je ne trahirai pas!
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi, je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures avec des clous.
Je trahirai demain. Pas aujourd'hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre.
Il ne me faut pas moins d'une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain. pas aujourd'hui
La lime est sous le carreau,
La lime n'est pas pour le bourreau,
La lime n'est pas pour le barreau,
Le lime est pour mon poignet.
Aujourd'hui, je n'ai rien à dire.
Je trahirai demain.
Marianne Cohn
cité dans : Magali Ktorza, « Marianne Cohn, Je trahirai demain, pas aujourd'hui », Revue d'histoire de la Shoah, no 161, septembre-décembre 1997
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Gaston Couté et Jehan Rictus
★Gaston Couté et Jehan Rictus, dont la quasi totalité de l’œuvre est en phase avec le thème de l’insurrection poétique sont ici sur le blog lieucommun avec quelques textes, en attendant la mise en ligne sur ce site :
http://lieucommun.canalblog.com/archives/jehan_rictus_et_gaston_coute_z_ont_mal_tourne/index.html
Gaston Couté, «né à Beaugency en 1880, mort à Paris en 1911, est un poète libertaire et chansonnier français.
Les poèmes de Gaston Couté ont été régulièrement interprétés, notamment dans les disques et spectacles de Gérard Pierron, Marc Robine, Yves Deniaud, Bernard Meulien, Claude Antonini, Vania Adrien-Sens, la Compagnie Grizzli, la Compagnie Philibert Tambour, Le P'tit Crème, Hélène Maurice, Imbu, Bernard Gainier, Jan dau Melhau, Édith Piaf, Monique Morelli, Marc Ogeret, Claude Féron, Bernard Lavilliers, La Tordue, Loïc Lantoine, Gabriel Yacoub, etc». (Wikipédia)
Jehan Rictus
«Gabriel Randon, dit Jehan-Rictus, né à Boulogne-sur-Mer en 1867 et mort à Paris en 1933, est un poète français, célèbre pour ses œuvres composées en langue populaire.». (Wikipédia)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Charles Cros
Charles Cros (1842–1888) est un poète français ("Le Collier de griffes", "Le Coffret de santal") méconnu de ses contemporains et quelque peu oublié aujourd'hui. Il reste quand même son hareng saur, sec, sec, sec, qui se balance aux murs des écoles. Charles Cros est aussi un inventeur dépossédé : qui sait ce qu'il a apporté à la photographie ? Et le phonographe, qu'il avait théorisé, a été réalisé par Thomas Edison !
Indignation
J'aurais bien voulu vivre en doux ermite,
Vivre d'un radis et de l'eau qui court.
Mais l'art est si long et le temps si court !
Je rêve, poignards, poisons, dynamite.
Avoir un chalet en bois de sapin !
J'ai de beaux enfants (l'avenir), leur mère
M'aime bien, malgré cette idée amère
Que je ne sais pas gagner notre pain.
Le monde nouveau me voit à sa tête.
Si j'étais anglais, chinois, allemand,
Ou russe, oh ! alors on verrait comment
La France ferait pour moi la coquette.
J'ai tout rêvé, tout dit, dans mon pays
J'ai joué du feu, de l'air, de la lyre.
On a pu m'entendre, on a pu me lire
Et les gens s'en vont dormir, ébahis ...
J'ai dix mille amis, ils ont tous des rentes.
Combien d'ennemis ?... Je ne compte pas.
On voudrait m'avoir aux fins des repas,
Aux cigares, aux liqueurs enivrantes.
Puis je m'en irais, foulant le tapis
Dans l'escalier chaud, devant l'écaillère;
Marchant dans la boue ou dans la poussière,
Je retournerais à pied au logis.
Las d'être traité comme les Ilotes
Je m'en vais aller loin de vous, songeant
Que je ne peux pas, sans beaucoup d'argent,
Contre tant de culs user tant de bottes.
Charles Cros ("Le Collier de griffes", 1908 [recueil posthume] - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Quelques poèmes à l'humour sombre et désabusé :
Moi, je vis la vie à côté
Moi, je vis la vie à côté,
Pleurant alors que c'est la fête.
Les gens disent : Comme il est bête!
En somme, je suis mal coté.
J'allume du feu dans l'été,
Dans l'usine je suis poète ;
Pour les pitres je fais la quête.
Qu'importe ! J'aime la beauté.
Beauté des pays et des femmes,
Beauté des vers, beauté des flammes,
Beauté du bien, beauté du mal.
J'ai trop étudié les choses ;
Le temps marche d'un pas normal;
Des roses, des roses, des roses !
Charles Cros ("Le Collier de griffes", 1908 [recueil posthume] - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Gagne-petit
Il a tout fait, tous les métiers. Sa simple vie
Se passe loin du bruit, loin des cris de l'envie
Et des ambitions vaines du boulevard.
Pour ce jour attendu, qui s'annonce blafard,
Les savants ont prédit, avant l'heure où se couche
Le soleil, une éclipse. Et sa maîtresse accouche,
Apportant un enfant parmi tant de soucis !
Il compte, pour dîner, sur ses verres noircis.
Carrières de Montmartre, en vos antres de gypse,
Abritez le marchand de verres pour éclipse !
Charles Cros ("Le Coffret de santal", 1873 - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Songe d'été
À d’autres les ciels bleus ou les ciels tourmentés,
La neige des hivers, le parfum des étés,
Les monts où vous grimpez, fiertés aventurières
Des Anglaises. Mes yeux aiment mieux les clairières
Où la charcuterie a laissé ses papiers,
Les sentiers où l’on sent encor l’odeur des pieds
Des soldats avec leurs payses, la presqu’île
De Gennevilliers, où croît l’asperge tranquille
Sous l’irrigation puante des égouts...
On ne dispute pas des couleurs ni des goûts.
Charles Cros ("Le Coffret de santal", 1873 - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Morale
Sur des chevaux de bois enfiler des anneaux,
Regarder un caniche expert aux dominos,
Essayer de gagner une oie avec des boules,
Respirer la poussière et la sueur des foules,
Boire du coco tiède au gobelet d'étain
De ce marchand miteux qui fait ter lin tin tin,
Rentrer se coucher seul, à la fin de la foire,
Dormir tranquillement en attendant la gloire
Dans un lit frais l'été, mais, l'hiver, bien chauffé
Tout cela vaut bien mieux que d'aller au café.
Charles Cros ("Le Coffret de santal", 1873 - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Inscription
Mon âme est comme un ciel sans bornes ;
Elle a des immensités mornes
Et d'innombrables soleils clairs ;
Aussi, malgré le mal, ma vie
De tant de diamants ravie
Se mire au ruisseau de mes vers.
Je dirai donc en ces paroles
Mes visions qu'on croyait folles,
Ma réponse aux mondes lointains
Qui nous adressaient leurs messages,
Éclairs incompris de nos sages
Et qui, lassés, se sont éteints.
Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière,
Tous les mystères du cerveau,
J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire,
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.
J'ai voulu que les tons, la grâce,
Tout ce que reflète une glace,
L'ivresse d'un bal d'opéra,
Les soirs de rubis, l'ombre verte
Se fixent sur la plaque inerte.
Je l'ai voulu, cela sera.
Comme les traits dans les camées
J'ai voulu que les voix aimées
Soient un bien, qu'on garde à jamais,
Et puissent répéter le rêve
Musical de l'heure trop brève ;
Le temps veut fuir, je le soumets.
Et les hommes, sans ironie,
Diront que j'avais du génie
Et, dans les siècles apaisés,
Les femmes diront que mes lèvres,
Malgré les luttes et les fièvres,
Savaient les suprêmes baisers.
Charles Cros ("Le Collier de griffes", 1908 [recueil posthume] - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Malgré tout
Je sens la bonne odeur des vaches dans le pré ;
Bétail, moissons, vraiment la richesse étincelle
Dans la plaine sans fin, sans fin, où de son aile
La pie a des tracés noirs sur le ciel doré.
Et puis, voici venir, belle toute à mon gré,
La fille qui ne sait rien de ce qu'on veut d'elle
Mais qui est la plus belle en la saison nouvelle
Et dont le regard clair est le plus adoré.
Malgré tous les travaux, odeurs vagues, serviles,
Loin de la mer, et loin des champs, et loin des villes
Je veux l'avoir, je veux, parmi ses cheveux lourds,
Oublier le regard absurde, absurde, infâme,
Enfin, enfin je veux me noyer dans toi, femme,
Et mourir criminel pour toujours, pour toujours !
Charles Cros ("Le Collier de griffes", 1908 [recueil posthume] - Gallimard poésie 1972)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Aux Imbéciles
Quand nous irisons
Tous nos horizons
D'émeraudes et de cuivre,
Les gens bien assis,
Exemps de soucis
Ne doivent pas nous poursuivre.
On devient très fin,
Mais on meurt de faim
A jouer de la guitare.
On n'est emporté
L'hiver ni l'été,
Dans le bruit d'aucune gare.
Le chemin de fer
Est vraiment trop cher,
Le steamer, fendeur de l'onde,
Est plus cher encor :
Il faut beaucoup d'or
Pour aller au bout du monde.
Donc, gens bien assis,
Exempts de souci,
Méfiez-vous du poète,
Qui peut, ayant faim,
Vous mettre, à la fin,
Quelques balles dans la tête.
Charles Cros ("Le Collier de griffes", 1908 [recueil posthume] - Gallimard poésie 1972)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Charlotte Delbo (1913-1985)
Charlotte Delbo est une femme de lettres française et une résistante qui a vécu la déportation.
Communiste, issue d'une famille d'immigrés italiens, elle travaille avant la guerre comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet. Elle s'engage en 1941 dans la Résistance avec son mari qui sera arrêté avec elle et fusillé en 1942. Elle est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 parmi 230 femmes. Elle sera l'une des 49 rescapées de ce convoi qui compte principalement des déportées politiques. Elle décide pendant sa déportation qu'elle écrira à son retour son témoignage de ce qu'elles ont vécu qui sera publié en 1965 sous le titre Aucun de nous ne reviendra.
Revenue des camps, elle publie une œuvre marquée par sa déportation et garde une activité militante, s'engageant par exemple contre la guerre menée par la France pour garder l'Algérie française.
source biographie :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Charlotte_Delbo
"Charlotte Delbo a écrit le premier volume « Aucun de nous ne reviendra » dès 1945, au sortir des camps, mais attendra 1965 pour le publier et pour en écrire une suite possible ; comme nombre de déportés, elle devra attendre que l’on veuille bien l’entendre ; aussi, deux ouvrages suivront « Une Connaissance Inutile » (1970) et « Mesure de nos jours » (1971), qui finiront par constituer la trilogie « Auschwitz et après »
Charlotte Delbo veut « porter à la connaissance, porter à la conscience » : l’expérience du camp est une expérience et un traumatisme des corps dont on ne revient pas.
L’œuvre, travaillée sans répit par ce qu’elle a vécu, exige du lecteur d’y engager pleinement le corps et l’émotion. Elle est difficile, terrible et choquante. Il n’y a rien à en espérer, elle ne console pas, elle saisit d’effroi en donnant à voir, plus qu’à penser la violence exercée sur les corps."
source :
http://www.lestreizearches.com/media/treizearches/64839-dossier_skbl.pdf
Auschwitz et après (Les Editions de Minuit) - ouvrage réédité en un seul volume (Fayard, 2013)
«Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace - car il ramène le lecteur au plus secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu’il combat.»
Charlotte Delbo
(source précédemment citée)
AUX AUTRES MERCI (dernière partie du texte titré ainsi)
(...)
Ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l’Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang, cette tache de cendres
pour des millions
un lieu sans nom.
De tous les pays d’Europe
de tous les points de l’horizon
les trains convergeaient
vers l’in-nommé
chargés de millions d’êtres
qui étaient versés là sans savoir où c’était
versés avec leur vie
avec leurs souvenirs
avec leurs petits maux
et leur grand étonnement
avec leur regard qui interrogeait
et qui n’y a vu que du feu,
qui ont brûlé sans savoir où ils étaient.
Aujourd’hui on sait.
Depuis quelques années on sait.
On sait que ce point sur la carte c’est Auschwitz.
On sait cela
Et pour le reste on croit savoir
Charlotte Delbo dans "Une connaissance inutile"
(Auschwitz et après, ouvrage en trois volumes
volume II : Une connaissance inutile)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
sans titre :
Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs
quand c’est d’un ailleurs
aux autres inimaginable
c’est difficile de revenir
Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs
quand c’est d’un ailleurs
qui n’est nulle part
c’est difficile de revenir
tout est devenu étranger
dans la maison
pendant qu’on était dans l’ailleurs
Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs
quand c’est d’un ailleurs
où l’on a parlé avec la mort
c’est difficile de revenir
et de reparler aux vivants.
Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs
quand on revient de là bas
et qu’il faut réapprendre
c’est difficile de revenir
quand on a regardé la mort
à prunelle nue
c’est difficile de réapprendre
à regarder les vivants
aux prunelles opaques.
Charlotte Delbo
- - - -
Et je suis revenue (titre proposé par lieucommun, le poème en plusieurs partie n'a pas de titre dans l'ouvrage cité)
Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
vous,
qu'on revient de là-bas
On revient de là-bas
et même de plus loin
- - - -
Je reviens d'un autre monde
dans ce monde
que je n'avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l'autre monde?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est le vrai
de ce monde-là
de l'autre monde là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.
-- - -
Moi aussi j'avais rêvé
de désespoirs
et d'alcools
autrefois
avant
Je suis remontée du désespoir
celui-là
croyant que j'avais rêvé
le rêve du désespoir
La mémoire m'est revenue
et avec elle une souffrance
qui m'a fait m'en retourner
à la patrie de l'inconnu.
C'était encore une patrie terrestre
et rien de moi ne peut fuir
je me possède toute
et cette connaissance
acquise au fond du désespoir
Alors vous saurez
qu'il ne faut pas parler avec la mort
c'est une connaissance inutile.
Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient l'être
toute connaissance devient inutile
à qui possède l'autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien savoir
ne rien savoir du prix de la vie
à un jeune homme qui va mourir.
- - - -
J'ai parlé avec la mort
alors
je sais
comme trop de choses apprises étaient vaines
mais je l'ai su au prix de souffrance
si grande
que je me demande
s'il valait la peine.
- - - -
Vous qui vous aimez
hommes et femmes
homme d'une femme
femme d'un homme
vous qui vous aimez
pouvez-vous comment pouvez-vous
dire votre amour dans les journaux
sur des photos
dire votre amour à la rue qui vous voit passer
à la vitrine où vous marchez
l'un près de l'autre contre l'autre
vos yeux dans la glace rencontrés
et vos lèvres rapprochées
comment pouvez-vous
le dire au garçon
au chauffeur de taxi
vous lui êtes si sympathiques
tous les deux
des amoureux
vous le dire sans rien dire
d'un geste
Chérie, ton manteau, n'oublie pas tes gants
vous effaçant pour la laisser passer
elle souriant paupières abaissées qui se relèvent
le dire à ceux qui vous regardent
et à ceux qui ne vous regardent pas
par cette assurance qu'on a quand on est attendu
dans un café
dans un square
cette assurance qu'on a
quand on est attendu dans la vie
le dire aux animaux du zoo
ensemble qu'il est laid celui-ci celui-là qu'il est beau
d'accord sincèrement
ou non
n'importe
y pensez-vous seulement
comment pouvez-vous et pourquoi
le dire à moi
je sais
je sais que tous les hommes ont aux femmes les mêmes gestes
tes gants chérie, tes fleurs que tu oublies
chérie m'allait bien à moi aussi
je sais que toutes les femmes
ont aux hommes le même ravissement
il prenait ma main
protégeait mon épaule
comment osez-vous
à moi
je n'ai plus à sourire
merci chéri tu es gentil
chéri lui allait bien à lui aussi.
Et ce désert est tout peuplé
d'hommes et de femmes qui s'aiment
qui s'aiment et se le crient
d'un bout de la terre à l'autre.
- - - -
Je suis revenue d'entre les morts
et j'ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d'eux
je n'ai rien eu à leur dire
parce que
j'avais appris
là-bas
qu'on ne peut pas parler aux autres.
Charlotte Delbo dans "Une connaissance inutile"
(Auschwitz et après, ouvrage en trois volumes
volume II : Une connaissance inutile)
- - - - - - - - - - - - -
Faites quelque chose (titre proposé par lieucommun, le poème en plusieurs partie n'a pas de titre dans l'ouvrage cité)
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau et de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie
Charlotte Delbo dans "Une connaissance inutile"
(Auschwitz et après, ouvrage en trois volumes
volume II : Une connaissance inutile)
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Yanette Delétang-Tardif
voir la page
des Poètes de l'École de Rochefort < ICI
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Robert Desnos
Robert Desnos (1900-1945) a fait partie avec Benjamin Péret et André Breton du mouvement Dada et du surréalisme. Il rompra plus tard avec eux. Auteur de nombreux textes poétiques, ses poèmes pour les enfants sont très connus (" Chantefables et Chantefleurs" - Gründ éditeur, 1995).
Engagé dans la Résistance, il est incarcéré à Compiègne, puis déporté. Il meurt au camp de concentration de Térézin (Theresienstadt, en Tchécoslovaquie).
... "Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
Je pense à toi Desnos et je revois tes yeux
Qu’explique seulement l’avenir qu’ils reflètent
Sans cela d’où pourrait leur venir ô poète
Ce bleu qu’ils ont en eux et qui dément les cieux" ...
Louis Aragon ("Complainte de Robert le Diable" dans "Il ne m'est Paris que d'Elsa" - Seghers 1975).
-- - - - - - - - - - - - -
Ce coeur qui haïssait la guerre
Ce coeur qui haïssait la guerre
voilà qu'il bat pour le combat et la bataille !
Ce coeur qui ne battait qu'au rythme des marées, à celui des saisons,
à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu'il se gonfle et qu'il envoie dans les veines
un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu'il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu'il n'est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d'une cloche appelant à l'émeute et au combat.
Écoutez, je l'entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c'est le bruit d'autres coeurs, de millions d'autres coeurs
battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces coeurs,
Leur bruit est celui de la mer à l'assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d'ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce coeur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Francais se préparent dans l'ombre
à la besogne que l'aube proche leur imposera.
Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté
au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit.
Robert Desnos sous le pseudonyme de Pierre Andier ( L'honneur des Poètes, éditions de Minuit clandestines, 1943)
_ _ _ _ _ _ _
La voix
La colombe de la paix, peinte par Pablo Picasso
Une voix, une voix qui vient de si loin
Qu'elle ne fait plus teinter les oreilles,
Une voix, comme un tambour, voilée
Parvient pourtant, distinctement, jusqu'à nous.
Bien qu'elle semble sortir d'un tombeau
Elle ne parle que d'été et de printemps,
Elle emplit le corps de joie,
Elle allume aux lèvres le sourire.
Je l'écoute. Ce n'est qu'une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et les batailles,
L'écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
Et vous ? ne l'entendez-vous pas ?
Elle dit « La peine sera de peu de durée »
Elle dit « La belle saison est proche ».
Ne l'entendez-vous pas ?
poème écrit vraisemblablement en 1942 et placés dans le recueil "Contrée"
Robert Desnos (Contrée, 1942-1943 - éditions Gallimard, 1962)
_ _ _ _ _ _ _
L'anneau de Moebius
Le chemin sur lequel je cours
Ne sera pas le même quand je ferai demi-tour
J'ai beau le suivre tout droit
Il me ramène à un autre endroit
Je tourne en rond mais le ciel change
Hier j'étais un enfant
Je suis un homme maintenant
Le monde est une drôle de chose
Et la rose parmi les roses
Ne ressemble pas à une autre rose.
Robert Desnos ("La géométrie de Daniel" 1939, publié dans "Destinée arbitraire" - Poésie/Gallimard, 1975)
_ _ _ _ _ _ _
Demain
Âgé de cent-mille ans, j'aurais encore la force
De t'attendre, o demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir: neuf est le matin, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.
Robert Desnos ("État de veille" 1942, édité par Robert-J. Godet en 1943 et dans "Destinée arbitraire" - Poésie/Gallimard, 1975)
_ _ _ _ _ _ _
Voici le poème Couplets de la rue Saint-Martin, que Desnos a écrit à la mémoire de son ami André Platard, résistant fusillé par les nazis.
Couplets de la rue Saint-Martin
Je n'aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu'André Platard l'a quittée.
Je n'aime plus la rue Saint-Martin,
Je n'aime rien, pas même le vin.
Je n'aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu'André Platard l'a quittée.
C'est mon ami, c'est mon copain.
Nous partagions la chambre et le pain.
Je n'aime plus la rue Saint-Martin.
C'est mon ami, c'est mon copain.
Il a disparu un matin,
Ils l'ont emmené, on ne sait plus rien.
On ne l'a plus revu dans la rue Saint-Martin.
Pas la peine d'implorer les saints,
Saint Merri, Jacques, Gervais et Martin,
Pas même Valérien qui se cache sur la colline.
Le temps passe, on ne sait rien.
André Platard a quitté la rue Saint-Martin.
Robert Desnos ("État de veille" 1942, édité par Robert-J. Godet en 1943 et dans "Destinée arbitraire" - Poésie/Gallimard, 1975)
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
David Diop (1927-1960)
David Diop est un poète sénégalais né en France de parents africains, et donc écrivain de langue française. Il a vécu en France et au Sénégal. Sa poésie (un seul recueil), est très engagée contre le colonialisme.
Défi à la force
Toi qui plies, toi qui pleures
Toi qui meurs un jour sans savoir pourquoi
Toi qui luttes, qui veilles sur le repos de l’autre
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les yeux
Toi mon frère au visage de peur et d’angoisse
Relève toi et crie : Non
David Diop ("Coups de pilon" - Présence Africaine, 1956).
-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -